Le lundi, premier jour de la semaine, était traditionnellement, dans notre famille, celui de la lessive. Il prenait place après le dimanche, jour où nous avions tous pris notre douche hebdomadaire et changé de vêtements et de sous-vêtements. De même, nous nous étions couchés l'avant-veille, une fois par mois, dans un lit dont les draps fleuraient bon le propre et la lavande et qui portaient encore la marque de l'apprêt du repassage.
Ce jour-là, quand nous rentrions de l'école, l'air de notre appartement était imbibé d'une humidité inhabituelle, et de cette odeur particulière de vapeur d'eau imprégnée de lessive Le Chat. Cette humidité collait à la peau, comme elle colle encore aujourd'hui à ma mémoire.
Des gouttelettes se formaient sur l'unique miroir de la maison et coulaient lentement, laissant des traînées longilignes : c'était « le jour du blanc ».
Longtemps on entendait la machine à laver tourner dans un sens, puis dans l'autre, le bruit du tambour allait et venait, tordait le linge, et la température montait dans la petite pièce qui nous servait de salle de bains.
Puis quand la machine s'était arrêtée commençait le dur travail de notre mère. Elle puisait tour à tour le linge blanc, brûlant, fumant, avec d'énormes pinces en bois, qui avaient blanchi au fur et à mesure des mois ou même des années — en ce temps-là les choses avaient une vie — en faisant bien attention de ne pas se brûler. Elle le détortillait grossièrement du bout des doigts, et entreprenait de la faire passer dans l'essoreuse afin d'en extraire l'eau qui l'engorgeait et lui donnait un poids tel qu'il transformait ce travail ménager en véritable travail de force pour notre mère de constitution plutôt fragile. Elle devait chercher alors un des bouts du drap (la culotte blanche ou le torchon) et l'insérait progressivement entre les deux rouleaux de caoutchouc où celui-ci allait progressivement disparaître pour se transformer en espèce de galette, aplatie, ruban grossier, encore fumant, alors qu'elle tournait, de l'autre main, la manivelle pour activer les deux rouleaux qui tournaient l'un sur l'autre. L'eau libérée tombait alors dans la cuve, et de l'autre côté elle prenait soin de récupérer le linge compressé, évitant sa chute qui aurait pu à nouveau le salir.
Le souvenir de ces gestes de lessive, dans l'atmosphère moite et embuée de la pièce, liés à l'engorgement et à l'extraction de l'eau brûlante de ces pièces de drap, d'où étaient extraites les salissures de nos corps endormis, me hante. Par quelle alchimie revenait-il à notre mère — comme à chacune des mères de tous les temps, ou en tous cas des femmes — de tenir ce rôle de redonner au linge l'éclat de sa blancheur ? De quel travail de femme était-il question là ? Dans ce lieu moite, odorant, où les vapeurs embuaient les miroirs, où le linge se faisait feu, l'espace d'un moment, gorgé d'eau savonneuse, trouble, puis claire et parfumée, un passage se faisait de l'impur au pur, du sale au propre.
Il me reste aujourd’hui mon plaisir de hanter d'autres lieux : alors que les machines ont remplacé les bras des femmes, j'ai retrouvé le jour de la lessive de ma mère, quand seule, au milieu de beaucoup d'autres femmes, je respire l'air moite gorgé d'essence d'eucalyptus. Je regarde couler sur mon corps nu les gouttes d'eau et je m'asperge d'eau brûlante, puis froide. Je transpire alors comme transpirait ma mère, et du sale au pur je m'adonne au même désir : retrouver la blancheur initiale, la pureté, la chasteté. Chasser la tache et permettre encore et encore, toujours et toujours, après l'effacement des traces, un renouvellement de l'âme. Est-ce aussi pour cela que je me confie aujourd'hui toute entière aux mains des masseuses, passeuses des mains de ma mère essorant le linge blanc familial.
Claude Capern