Les feuilles mortes

   Derrière la maison les feuilles mortes s'amassaient. Le petit sentier ne se voyait plus. Comme elle avait autre chose à faire, elle n'y allait pas souvent. L'encombrement était minimisé. Sa vie se déroulait très bien sans ce morceau de terre. Elle avait fait en sorte de ne pas en avoir besoin. Dur, pour ne pas dire impossible à cultiver, il y a bien longtemps qu'elle avait renoncé à en faire quelque chose. La sagesse, pensait-elle, était de vivre comme si ce morceau n'existait pas.

   Les années passaient, elle menait sa vie, toujours de l'avant.
   Les automnes passaient et les feuilles continuaient de tomber, les feuilles des châtaigniers, renommées pour leur résistance, imputrescibles.
   Des couches épaisses s'additionnaient.

   Un jour elle remarqua moins de lumière à la fenêtre au fond de la pièce où elle écrivait.
   Elle alla pour l'ouvrir et se rendit compte que ce tas de feuilles, qu'elle avait ignoré si longtemps, dépassait le bord de sa fenêtre.
   Que ces saletés de feuilles puissent boucher son champ de vision, quel comble !
   Elle n'allait pas se laisser empêcher de vivre à cause d'une simple fenêtre bouchée. Elle réfléchit et décida simplement d'écrire dans une autre pièce mieux éclairée sur le devant de la maison.
   Les années passèrent, les feuilles mortes continuèrent à s'amasser. Elles commencèrent à encercler l'arrière de la maison. Leurs douces dentelures émoussées cajolèrent les murs. La maison commença à sentir leur emprise.
   La lumière diminua.
   Un jour, enfin, sentant qu'elle s'était laissée envahir par ces feuilles trop longtemps, elle décida de régler cette affaire.
   Après tout, se dit-elle, c'est simple de s'en débarrasser !
elle prépara sa fourche et ses allumettes, pour faire des petits tas à brûler et s'approcha de ces feuilles solidifiées en montagne.
   Avec vigueur, elle commença à attaquer les bords. Rien ne bougeait. Bien installées, ancrées dans la boue au fond, collées par des dizaines de pluies et de neiges, elles campaient sur leur position.
   Elles faisaient bloc, car depuis longtemps elles avaient renoncé à s'envoler.
   Plus elle multipliait ses efforts à la fourche, plus les feuilles montraient leur résistance. Elles étaient maintenant chez elles et elles ne bougeraient plus.
   Elles la mettaient au défi de les exproprier et semblaient ricaner en observant ses efforts pour les faire bouger.
   Elle s'acharna tout l'après-midi avec sa petite fourche sans succès. Le tas était intact. Elle se coucha épuisée ce soir-là avec la conviction que ce tas était devenu vraiment trop grand pour une seule personne.
   Elle espérait que la nuit lui porterait conseil.
   Et la nuit lui parla... sous les traits d'un monstre effrayant.
   « Sois sérieuse, ma petite ! lui dit-il, personne ne croira que tu as besoin de cet espace après l'avoir si longtemps négligé. Il est à moi, maintenant. Tu n'auras d'autre recours que de m'emmener devant un tribunal.»
   À son réveil, elle réalisa que c'était effectivement l'unique chose à faire et elle rangea sa fourche.

Martha Kubecka